SERVICE
CONTINU
CONVERSATIONS
L'effet Papillon
Janvier 2022
CONVERSATIONS
L'effet Papillon
Nous en sommes témoins : pendant l’heure qu’a duré cette interview, Christophe Saintagne a salué à travers la grande vitre de son restaurant Papillon* une bonne douzaine de passants, habitants du quartier et clients habitués de ce bistrot de proximité du 17ème arrondissement. L’un des cuisiniers les plus doués de sa génération a connu les ors étincelants des palais et palaces comme les zincs burinés des bistrots, naviguant des uns aux autres avec une déconcertante facilité. Après avoir raccroché les étoiles, c’est désormais chez lui qu’il met en application ses préceptes de restaurateur, porté par un maître-mot : le contact avec sa clientèle. Rencontre avec ce chef qui place haut la barre de la bistronomie.
Quand avez-vous manié une casserole pour la première fois ?
J’ai commencé à faire la cuisine avec ma mère, vers l’âge de douze ou treize ans. Plus qu’une bonne cuisinière, ma mère était une très bonne acheteuse : elle était passionnée par le marché et les bons produits. Je me suis fait la main avec toutes les recettes ménagères des années 80 : les endives au jambon, les gratins de chou-fleur, les maquereaux marinés, les mokas, ces desserts au café débordants de génoise et de crème au beurre, si typiques de l’époque. A l’adolescence, j’ai fait un stage dans un restaurant en Normandie - dont je suis originaire -, Le petit coq aux champs à Campigny. Puis dans la foulée, j’ai intégré l’école hôtelière de Louviers et quelques mois plus tard j’ai rejoint Paris pour faire mon service militaire dans les cuisines de l’Elysée.
Jacques Chirac, grand gourmand, était alors Président de la République : quels étaient ses goûts culinaires ? Aimait-il vraiment la tête de veau comme le veut la légende ?
Oui mais c’était un plat parmi tant d’autres ! Jacques Chirac aimait les préparations traditionnelles de la cuisine française : potée, choucroute, tomates farcies, poulet rôti… Il adorait tout cela. Et curieusement, il aimait certains aliments brûlés, alors tous les matins, on recevait deux baguettes carbonisées pour le Président !
Vous avez cuisiné pour d’immenses réceptions à l’Elysée ?
Oui mais cinq ou six fois seulement car le Président détestait les grands dîners : il préférait manger en tout petit comité, avec son épouse et sa fille, dans ses appartements privés. Je garde de très bons souvenirs de ces dix mois au sein du palais présidentiel, dans ce monde d’un autre âge. L’une des recettes que l’on faisait beaucoup, c’étaient les pommes Elysée : un gâteau de pomme de terre moulé, farci et doré.
Parmi ces grandes figures qui ont jalonné votre carrière, il faut citer Alain Ducasse, avec lequel vous avez travaillé longtemps…
Au début des années 2000, je suis entré comme commis chez Alain Ducasse, cet homme curieux de tout pour lequel j’ai beaucoup d’affection. Puis je l’ai suivi au Plaza Athénée pour continuer ma formation et, à 24 ans, il m’a proposé d’être chef du restaurant Aux Lyonnais, sous la supervision de Jean-François Piège. Pendant deux ans, nous avons ressuscité les grands mets traditionnels de Lyon : tablier de sapeur, pieds paquets, quenelles… J’étais dans mon élément, c’était sincère et savoureux.
Après cette expérience, je suis parti au Crillon avec Jean-François Piège durant quelques années avant de devenir chef exécutif des vingt restaurants d’Alain Ducasse à travers le monde.
Ensuite, Alain Ducasse vous propose de devenir chef au Plaza Athénée avec une mission : décrocher trois étoiles Michelin...
On s’est imposé un challenge passionnant : sortir une très belle cuisine française en réduisant la palette à trois ingrédients par assiette. Un vrai défi car à cette époque-là, c’était la cuisine moléculaire de Ferran Adriá, sur-transformée, avec son grand déploiement de poudres, de gaz et de mousses, qui était sous les projecteurs. Or nous avons décidé de prendre une voie opposée : celle qui deviendra le concept de “naturalité” d’Alain Ducasse, soit une cuisine qui a du goût et du sens, où l’on reconnaît ce que l’on mange. Où l’on limite aussi le nombre d’ingrédients. Nous voulions que l’assiette soit frontale et vibrante.
Pour faire les choses à votre manière, vous lancez Papillon en 2016. De cuisinier, vous devenez restaurateur. Que signifie ce terme pour vous ?
Il est fondamental car quand on est restaurateur on s’occupe de tout ce qui est autour de l’assiette. Et surtout, on accompagne les clients : je veux être au plus près d’eux. Pour moi, le restaurateur, c’est l’artisan total. C’est ce rapport au client que je chéris plus que tout dans mon travail.
Vous avez toujours navigué entre la cuisine de bistrot et la gastronomie de luxe : y a-t-il une porosité entre les deux mondes ?
Évidemment. Aujourd’hui, même le palace se met à faire du “canaille” ! Chers restaurants de luxe, continuez à cuisiner vos truffes et votre caviar et laissez-nous, à nous autres bistrotiers, les merlans et les maquereaux (rires). J’exagère un peu car je prends toujours plaisir à travailler le turbot ou d’autres produits nobles. C’est plutôt le manque d’attention de la part du client qui m’a ennuyé dans l’univers des palaces. Un jour, au Meurice, j’ai fait le tour de la salle pendant le service, habillé en cuisinier, reconnaissable donc. Il y avait une cinquantaine de clients et personne ne m’a regardé. J’étais un fantôme. C’est cette invisibilisation et ce manque de contact avec les gens que je ne voulais plus dans mon travail et dans ma vie.
D’ailleurs le guide Fooding, à l’époque, a dit qu’avec Papillon, vous aviez fait votre “coming out bistronomique”. Vous vous reconnaissez dans ce terme et dans cette mouvance de la bistronomie ?
Totalement. Ce qu’a inventé Yves Camdeborde (NDLR : à qui est attribuée la naissance de la bistronomie), sans le savoir, c’est la rencontre d’une formation technique académique et d’une adresse joyeuse, accueillante. C’est un peu comme le musicien Stéphane Grappelli qui excellait dans le classique mais qui s’est amusé à faire du jazz, à sortir de sa zone de confort.
Quel genre de restaurant est Papillon ?
C’est un restaurant de quartier où le monde entier peut venir. On y sert une gastronomie du quotidien : des produits triés sur le volet - mais à un prix accessible - et servis sans contrainte. Dans les palaces, j’avais l’impression que le client était un peu otage du restaurateur alors j’ai voulu le laisser respirer : lui redonner une liberté ; lui offrir du choix. Remettre le désir du client au cœur du rapport avec le restaurateur, c’est crucial pour moi. A l’ouverture de Papillon, j’ai même abandonné le menu dégustation pour cette raison. Mais certains clients veulent aussi pouvoir être guidés dans la découverte du restaurant alors j’ai rétabli un menu carte blanche. En somme, laisser le choix de ne pas choisir, c’est le comble du choix (rires) !
S’il ne fallait citer qu’une création de votre carte, ce serait sans doute l’iconique “cochon noir de Bigorre en promenade à Utah Beach”. Comment est né ce plat ?
C’est un plat de fantasme : un cochon basque bien élevé, juteux et à la peau très croustillante qui a remonté la côte Atlantique et a rencontré les algues, huîtres et bulots de Normandie qui l'assaisonnent. C’est un terre-mer un peu rock’n roll, inspiré de Led Zeppelin car j’écoute souvent ce groupe quand je cuisine. Un plat instinctif et soigné à la fois.
J’ai cru comprendre que la musique est importante en cuisine chez Papillon ?
Je mets de la musique en cuisine pour dédramatiser. Moi, j’ai appris mon métier dans des brigades militaires, où l’ordre et la testostérone étaient de mise. Il y avait toujours un côté tragique pendant le service, qui me laissait perplexe. Je me disais que le jour où je serais chez moi, j’adoucirais les mœurs avec de la musique. Elle a une double utilité : elle impose un rythme au travail et elle oblige à baisser la voix. Si dans une cuisine on parle fort et mal, c’est qu’il y a un problème. Je ne supporte pas les invectives et les hurlements au travail ; c’est un grave manque de professionnalisme.
Où aimez-vous manger quand vous avez un jour libre ?
A l’Arpège car Alain Passard est le cuisinier-restaurateur le plus inspirant pour moi. C’est un dandy qui est dans l’expérimentation et dans la joie de la cuisine. Un vrai génie.
Si vous deviez faire l’éloge de vos clients, qu’en diriez-vous ?
Je les remercierais pour leur fidélité car ils reviennent et parlent de moi ce qui fait venir les autres.
Vous avez aussi une autre affaire avec Laura Portelli, votre associée et compagne : Le Garde-Manger, mitoyen de votre restaurant. Que proposez-vous dans cette annexe ?
L’enjeu est de pouvoir emporter au bureau ou à la maison une cuisine saine, préparée sur place le jour même. Une cuisine ménagère à la disposition de tout le monde : c’est rare et précieux et c’est ce qu’on fait au Garde-Manger.
Après toutes ces aventures et après Papillon, pensez-vous déjà à votre futur restaurant, au coup d’après ?
Avec Laura, on songe à se réimplanter en province. Le modèle de l’auberge rurale nous séduit beaucoup car les gens n’y sont plus seulement des clients mais deviennent des hôtes. Il y a davantage de lenteur, moins de couverts à servir et donc plus de disponibilité pour les convives. Et puis avec l’âge, la Normandie m’appelle de plus en plus.
Aïtor Alfonso
Papillon
Ouvert du lundi au vendredi, déjeuner et dîner
8, rue Meissonier
75017 Paris
(+)33 (0)1 56 79 81 88
Crédit photo : Puxan Photo
* Papillon est partenaire d’American Express et membre de la Dining Collection. L’ambition de ce programme : faciliter l’accès aux meilleurs restaurants contemporains au travers de tables exclusivement pré-réservées à l’attention des porteurs de Cartes Premium American Express.