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Chihiro Masui : la fourchette et la plume
Mars 2023
CONVERSATIONS
Chihiro Masui : la fourchette et la plume
Chihiro Masui est l’une des plus grandes plumes de la gastronomie française contemporaine. Auteure d’une vingtaine d’ouvrages, elle a été récompensée du prestigieux prix Gourmand World Cookbook Awards. En l’espace de vingt ans, elle est devenue une figure incontournable du monde culinaro-littéraire. Sa spécialité : le livre de chef, une discipline exigeante qui consiste à mettre à nu la technique et la philosophie des grands cuisiniers dans de beaux volumes illustrés. Parmi ses faits d’armes, il y a le livre de Frédéric Anton au Pré Catelan (qui, en 2008, ouvrira la voie au genre) mais aussi ceux de Jérôme Banctel à La Réserve, de Christophe Pelé au Clarence ou encore, plus récemment, le dernier ouvrage du chef japonais trois étoiles, Kei Kobayashi, pour qui elle a signé une trilogie. Rencontre avec une écrivaine chevronnée, qui raconte les chefs et leur époque.
Vous venez de publier KEI III chez Flammarion, le dernier opus d’une trilogie sur la cuisine de Kei Kobayashi. Quels souvenirs marquants gardez-vous de votre collaboration avec ce chef triplement étoilé ?
J’ai vraiment appris à apprécier le travail de Kei en écrivant ses livres. Ce qui m'a frappé quand j’ai découvert sa cuisine, c'était la force des couleurs qui se dégageaient dans chacun de ses plats ; c’est ce sur quoi je me suis appuyée pour construire l’ossature des différents chapitres de son premier livre. KEI III relève d’une démarche tout à fait différente. C’est davantage un livre de texte, dans lequel ce chef japonais, passionné de cuisine française, expose la philosophie de son art, à la lumière de ses 30 ans de carrière. Quand on écrit trois livres avec la même personne, la difficulté, c’est de réussir à se réinventer, car dans un livre de chef, du début à la fin, le chef donne tout ce qu’il a.
Quelles sont les différentes étapes qui mènent à l’écriture d’un livre de chef ?
Pour moi, chaque livre commence de la même manière : en partant d’une intuition. Je vais manger dans le restaurant d’un chef en tant que cliente et je réalise que sa cuisine me parle, qu’il y a quelque chose qui m’attire. Quand j’y retourne pour la deuxième fois, je demande à rencontrer le chef. On discute et je lui explique ce que j’ai compris de sa cuisine, ce que j’ai aimé chez elle. C’est une première approche qui permet d’instaurer une compréhension et une confiance mutuelles. Ensuite, je propose le projet à une maison d’édition et, une fois qu’il est validé, tout le monde se met au travail. À partir de là, mon défi est de saisir l’expression des chefs : je dois réussir à retranscrire leur langage en mots compréhensibles et surtout, faire en sorte que le lecteur ait le sentiment de vivre l’expérience du restaurant – comme s’il venait de s’installer à table. On organise des sessions d’entretiens, des séances de shootings et je réalise une première ébauche de la structure du livre.
Comment parvenez-vous à trouver le fil conducteur qui permet de raconter la cuisine d’un chef ?
C’est quelque chose de très variable, qui dépend beaucoup de la personnalité et du travail des chefs. Le chapitrage s’impose parfois comme une évidence, comme pour le livre d’Eric Briffard au Cinq que l’on a décidé de diviser en quatre parties qui évoquent chacune une saison. C’est parfois un peu plus subtil, comme pour le livre de Jérôme Banctel, à La Réserve, dans lequel le chapitrage renvoie plutôt à des mots et des ambiances qui synthétisent ce que j’ai ressenti de sa cuisine : Vivacité, Volupté, Tendresse, Clarté ou encore Sensualité.
Quelles collaborations ont été particulièrement marquantes ?
Chaque chef a une histoire différente que je prends plaisir à raconter. Certains ont une approche très pratique de leur cuisine, et il s’agit alors d’y apporter un peu de profondeur ; d’autres ont une approche plus intellectuelle, qu’il faut réussir à transcrire. J’ai été marquée par ma rencontre avec Pascal Barbot, à L’Astrance, qui propose une gastronomie de l’instant, très spontanée. J’ai aussi beaucoup aimé travailler avec Christophe Pelé, au Clarence, qui cuisine avec une certaine poésie. Je me souviens d’une phrase au sujet d’un plat à base de chou séché. Il m’avait dit : « Je fais du chou parce que cela m’évoque l’hiver, et en vieillissant je me suis mis à aimer l’hiver. Tu vois les arbres dehors à cette saison ? Ils sont tous secs. La cuisine d’hiver, c’est pareil : tout est sec. » Et puis, je pense toujours au premier livre que j’ai écrit avec Frédéric Anton au Pré Catelan, en 2008. C’est un ouvrage qui a eu beaucoup de résonance dans l’univers des chefs à cause de sa forme, inédite pour l’époque : 4,5 kilos, une couverture entièrement noire et plusieurs centaines de pages magnifiquement illustrées.
Quelle est l’importance de l’image dans la construction d’un livre de chef ?
La quasi intégralité des livres que j’ai écrits ont été illustrés par le travail de Richard Haughton, un photographe irlandais très talentueux avec lequel j’entretiens une grande complicité. Les shootings sont des temps cruciaux dans la construction d’un livre : ce sont des moments de spontanéité qui appellent les discussions et dans lesquels toute la brigade est impliquée. Certains chefs ont une approche très visuelle et, de manière générale, les couleurs jouent un grand rôle dans le processus de création des plats. D’ailleurs, je me sers souvent des photos de Richard pour demander aux chefs de m’expliquer leurs recettes de façon plus fluide et détaillée.
Pourquoi est-ce important pour les chefs de laisser une trace écrite derrière eux ?
Parce que la cuisine, cela se mange, cela disparaît…et que les cuisiniers ont vraiment envie que l’on s’en souvienne. Ils font des livres pour laisser derrière eux quelque chose de tangible, de visible. Il y a aussi un petit peu d’égo dans leur démarche : une envie de s’exprimer, d’être vus, reconnus… et en fin de compte, d’être compris.
Léo Bourdin
Crédit photo :
Hélène Borderies - The Spoon of Paris, Richard Haughton, Taisuke Yoshida